Ont-ils bien raison, les bibliothécaires qui classent volontiers ce titre dans le rayon "littérature enfantine" ? Certes le héros de ce roman d'aventure est un adolescent. Mais au delà d'un récit initiatique certes profitable à un enfant, l'histoire du forban repenti qui n'arrive pas à échapper au démon de l'aventure s'avère aussi riche de leçons pour un adulte. D'ailleurs, pour le familier des choses de la mer, le titre de ce roman a une signification dramatique tout à fait particulière. Sur les navires à voile pour qui la tenue d'un mouillage pouvait être question de vie ou de mort, l'ancre de miséricorde était la plus grosse du bord, celle qu'on ne jetait jamais qu'en toute dernière extrémité, afin d'éviter, s'il était encore temps, que le bateau soit jeté à la côte. Et voici qui éclaire cette histoire d'un jour nouveau…
Quoiqu'il en soit, avec L'Ancre de miséricorde, nous revenons à Brest. En 1777 ainsi que le précise le narrateur dès les premières lignes de son récit, à une époque où l'éventualité d'une guerre contre l'Angleterre se faisait chaque jour plus vraisemblable. L'époque importe car la géographie de Brest a bien changé. Jusque vers la fin du XIXe siècle en effet, une bonne partie de l'estuaire de la Penfeld, au pied du château, sous le Pont levant et au-delà, n'étaient pas port de guerre mais de commerce. La ville s'y étendait avec ce quartier mal famé de Keravel que Mac Orlan décrit aussi précisément que s'il y avait vécu.
À l'époque, il y avait aussi le bagne et ses détenus dont certains présentaient des personnalités frappantes et bénéficiaient parfois d'un statut relativement libéral. C'est le cas de Jean de la Sorgue… Créé en 1750 pour accueillir les condamnés qui, précédemment, accomplissaient leur peine à bord des galères royale, le bagne fournissait de la main d'œuvre aux arsenaux de Toulon et de Brest. Ainsi, au moment de lancer un navire, c'est à un bagnard condamné à mort que revenait la charge de faire sauter la dernière cale retenant la coque sur sa cale. Si l'homme en réchappait, il était gracié ! Quant à la fameuse expression "Tonnerre de Brest", elle désigne le canon d'alarme que l'on tirait pour signaler une évasion. Alors nombre de Brestois se mettaient en campagne dans l'espoir de toucher la prime promise à celui qui permettrait de retrouver l'évadé. Des bohémiens s'étaient d'ailleurs fait une spécialité de cette chasse à l'homme.
Afin de parfaitement inscrire son histoire dans un contexte historique, Mac Orlan multiplie les détails. Comme dans À bord de l’Étoile Matutine , on retrouve le Brûlot Fournier qui d'auberge, est devenu le café des notables brestois (même si les serveuses y sont toujours aussi délurées). On y entend à nouveau parler du régiment de Karrer, formé en 1720 ainsi que le précise l'auteur dans une note, et tout juste dissous à l'époque où se passe L'Ancre de miséricorde. Quant à Nicolas de Bricheny, l'ami artiste du jeune narrateur, il est bien entendu Nicolas Ozanne, ingénieur et peintre à qui on doit des représentations du port de Brest célèbres pour leur extraordinaire finesse.
Dominique Le Brun (In: Mac Orlan, Romans maritimes, Ed. Omnibus)